CHAPITRE XXVII
OÙ IL EST QUESTION DES LUNETTES
Poirot me parut métamorphosé. Vivement, il se leva de son siège. Je l’imitai, sans comprendre toujours, mais plein de bonne volonté.
— Nous allons prendre un taxi. Il n’est que neuf heures… il n’est pas trop tard pour faire une visite.
Je le suivis dans l’escalier.
— Où allons-nous ?
— À Regent Gate.
Je gardai le silence. Poirot, assis à côté de moi dans le taxi, tambourinait de ses doigts sur ses genoux avec une nervosité inhabituelle.
À Regent Gate, un nouveau majordome nous ouvrit la porte. Poirot demanda à voir miss Carroll. Tandis que nous suivions le majordome dans l’escalier, je me demandai, pour la cinquantième fois, où avait disparu le jeune maître d’hôtel beau comme un dieu de l’Olympe. Jusque-là, la police n’avait pas réussi à mettre la main dessus. Je frémis à la pensée que peut-être lui aussi était mort…
La vue de miss Carroll, vive, alerte et pleine de bon sens, fit diversion.
— Je me félicite de vous rencontrer encore ici, mademoiselle, lui dit Poirot. Je craignais que vous n’ayez quitté la maison.
— Geraldine ne veut pas entendre parler de mon départ. Et, en réalité, à un moment comme celui-ci, la pauvre enfant a besoin de quelqu’un capable de la protéger et de tenir les gens à distance.
— Mademoiselle, vous m’avez dès le début donné l’impression d’une personne de valeur. J’admire l’énergie chez une femme. Quant à miss Marsh, elle ne possède pas un sou d’esprit pratique.
— C’est une rêveuse, dénuée de tout sens des réalités. Elle a toujours été ainsi. Heureusement, elle n’est pas tenue de gagner sa vie.
« Mais dites-moi, monsieur Poirot, vous n’êtes pas venu ici, à cette heure, pour discuter sur les caractères. Que puis-je faire pour vous servir ?
Je doute que Poirot ait goûté ce rappel à l’ordre. Mais il n’en laissa rien paraître.
— Je désirerais vous demander des précisions sur certains points. Je sais que je puis faire appel à votre mémoire, miss Carroll.
— On n’est pas une bonne secrétaire si on ne possède pas une bonne mémoire.
— Lord Edgware est-il allé à Paris au mois de novembre dernier ?
— Attendez, je vais vous le dire.
Elle se leva, ouvrit un tiroir et en retira un petit agenda qu’elle feuilleta.
— Lord Edgware s’est rendu à Paris le 3 novembre et il est rentré le 7. Il y est retourné le 27 novembre pour revenir le 4 décembre.
— Qu’était-il allé faire à Paris ?
— La première fois, il voulait voir des statuettes anciennes qu’il désirait acheter ; le second voyage n’avait, que je sache, aucun but déterminé.
— Miss Marsh accompagnait-elle son père ?
— Jamais elle n’a accompagné son père, monsieur Poirot. À cette époque, Geraldine était pensionnaire dans un couvent près de Paris. Je ne crois pas que lord Edgware ait même pensé à aller la voir.
— Vous-même ne l’accompagniez pas ?
— Non… Mais pourquoi me posez-vous ces questions, monsieur Poirot ? Où voulez-vous en venir ?
Au lieu de répondre, Poirot demanda :
— Miss Marsh aime beaucoup son cousin, n’est-ce pas ?
— Vraiment, monsieur Poirot, je ne vois pas du tout en quoi cela peut vous intéresser.
— Elle est venue me trouver l’autre jour. Le saviez-vous ?
La secrétaire parut suffoquée.
— Non, je ne le savais pas. Que vous a-t-elle dit ?
— Elle m’a avoué – ou plutôt j’ai deviné qu’elle aimait son cousin.
— Alors, pourquoi me le demander ?
— Parce que je désire connaître votre opinion.
Cette fois, miss Carroll se décida à répondre.
— À mon sens, elle est beaucoup trop entichée de lui.
— Vous n’aimez pas le nouveau lord Edgware ?
— Je ne dis pas cela. Il me laisse indifférente, voilà tout. Certes, il a un caractère plaisant, mais je préférerais voir Geraldine s’intéresser à un jeune homme plus sérieux.
— Le duc de Merton, par exemple ?
— Je ne connais pas le duc. Je sais cependant qu’il respecte les obligations de son rang. Mais il s’est engoué de cette Jane Wilkinson… Je suis sûre que sa mère aimerait mieux le voir épouser Geraldine. Mais les fils ne choisissent jamais les épouses que leur destinent leurs mères.
— Croyez-vous que le cousin de miss Marsh soit épris d’elle ?
— Dans la situation où il se trouve, cette question n’a aucune importance.
— Alors, vous supposez qu’il sera condamné ?
— Je ne le crois pas coupable.
— Mais il pourrait tout de même être condamné ?
Miss Carroll ne répondit pas.
— Je ne vous retiens pas plus longtemps, dit Poirot en se levant. À propos, connaissiez-vous Carlotta Adams ?
— Je l’ai vue sur la scène… une brillante artiste !
— Oui, elle jouait à la perfection… Ah ! où ai-je mis mes gants ?
Se penchant pour les prendre sur la table où il les avait posés, il poussa les lunettes de miss Carroll placées à côté et les fit choir. Il les ramassa et les rendit à leur propriétaire en s’excusant.
— Je regrette de vous avoir dérangée, mademoiselle. Je comptais découvrir un nouvel indice au sujet d’un différend qui a eu lieu l’an dernier à Paris entre lord Edgware et quelqu’un d’autre. Je n’ai plus d’espoir, mais miss Marsh affirmait avec tant de conviction l’innocence de son cousin ! Bonsoir, mademoiselle.
Nous avions atteint la porte quand miss Carroll nous rappela :
— Monsieur Poirot, ces lunettes ne m’appartiennent pas. Je ne distingue rien à travers ces verres.
— Comment ?
Poirot la regardait, l’air étonné. Puis il s’écria :
— Idiot que je suis ! Mes lunettes sont tombées de ma poche quand je me suis baissé pour ramasser les vôtres et j’ai confondu les deux paires. Voyez : elles se ressemblent.
L’échange s’opéra.
— Poirot ! m’écriai-je lorsque nous fûmes dans la rue, vous ne portez pas de lunettes !
— Quel esprit vif et pénétrant, mon cher Hastings !
— Ces lunettes sont-elles celles que contenait le sac de Carlotta Adams ?
— Parfaitement.
— Comment avez-vous pu croire qu’elles appartenaient à miss Carroll ?
— Elle est la seule personne de l’entourage de la victime qui porte des lunettes.
— Mais ce ne sont pas les siennes !
— En effet. Autrement, elle n’aurait pas remarqué la substitution. Je m’y suis pris très adroitement, mon ami.
Nous déambulions à travers les rues, sans nous presser. Par cette nuit suffocante, nous n’éprouvions aucune hâte de rentrer.
— Vos questions sur Paris étaient-elles un simple subterfuge ? demandai-je au bout d’un instant.
— Pas entièrement.
— Nous n’avons pas encore résolu le mystère de l’initiale D. Parmi les suspects, aucun n’a l’initiale D… Ah ! mais, voilà qui est bizarre… Donald Ross. Et il est mort.
— Oui, dit Poirot. Il est mort.
Je me rappelai une nuit où tous trois avions marché ensemble.
— Poirot, vous rappelez-vous ?
— Quoi, mon ami ?
— Ross nous a dit qu’ils étaient treize à table. Et qu’il avait été le premier à se lever.
Poirot ne répondit pas.
— C’est drôle, tout de même, fis-je à mi-voix. Cette coïncidence entre la mort de Ross et le fait qu’ils étaient treize à table. Poirot, pourquoi riez-vous ?
À ma stupéfaction et, je l’avoue, à mon indignation, Poirot se tordait.
— Oh ! ce n’est rien, balbutia-t-il. Je pense à une devinette que j’ai entendue l’autre jour. Je vais vous la dire. Qu’est-ce qui a deux pattes, des plumes, et qui aboie comme un chien ?
— Une poule, naturellement, dis-je, mortifié. Je la savais, quand je fréquentais la classe enfantine.
— Hastings, vous êtes trop savant. Vous auriez dû répondre : « Je ne sais pas. » Moi, je vous aurais dit : « Une poule. » Vous vous seriez alors récrié : « Mais une poule n’aboie pas comme un chien. » J’aurais répliqué à mon tour : « Ah ! j’ai ajouté ce détail pour rendre ma devinette plus difficile. » Et si telle était l’explication de la lettre D ?
— Quelle sottise !
— Oui, pour la plupart des gens, mais pas pour tout le monde. Oh ! si je pouvais interroger quelqu’un…
Nous passions devant un grand cinéma. Les spectateurs en sortaient, parlant – quelques-uns du moins – du film qu’ils venaient de voir.
— C’était magnifique ! soupirait une jeune fille. Bryan Martin est extraordinaire ! Je ne manque jamais de venir voir les films où il joue. Avez-vous vu comme il a dévalé la falaise à cheval, juste à temps pour remettre les papiers ?
Son compagnon montrait moins d’enthousiasme.
— L’histoire était stupide. Si seulement ils avaient interrogé Ellis tout de suite, comme l’aurait fait n’importe qui doué de sens commun…
Le reste nous échappa. Nous traversions la chaussée. Arrivé sur le trottoir, je me retournai et vis Poirot resté en arrière et immobile parmi les voitures et les autobus… D’instinct je fermai les yeux. J’entendis le grincement des freins et les jurons des chauffeurs. L’air digne, Poirot me rejoignit.
— Poirot ! m’écriai-je, vous êtes fou ?
— Non, mon ami. Je l’étais… Une inspiration m’est venue il y a un instant.
— Un instant mal choisi… et qui aurait pu être le dernier de votre existence.
— Peu importe ! Ah ! mon ami… j’étais aveugle, sourd, insensible. À présent, je connais les réponses à toutes ces questions… Oui, aux cinq. C’est simple… d’une simplicité enfantine…